samedi 15 août 2009

Conte dété ... (7)





... Il était à peine de retour chez lui que les visiteurs affluèrent à sa porte. Les uns, qui se réjouissaient au fond d'eux-mêmes de son malheur, compatissaient en paroles dans l'épreuve ; les autres se contentaient de réclamer les objets prêtés et voulaient immédiatement entrer en possession de ce qui leur appartenait. Remerciant les premiers et dédommageant les seconds par des objets semblables, s'attardant avec certains visiteurs par affection véritable, en renvoyant d'autres pour les revoir plus tard, le joaillier passa sa journée à ces mondanités, sans avoir ni le temps ni l'envie de prendre la moindre nourriture, triste et anxieux comme il était devant les difficultés qui l'assaillaient de tous côtés.

C'est alors que se présenta devant lui, dans la pièce où il se tenait, un de ses jeunes esclaves :

- Seigneur, il y a quelqu'un qui te demande à la porte. Va le voir, moi, je ne le connais pas, c'est la première fois que je le vois.

Le maître de maison se rendit vers l'homme de la porte et le salua.

- J'ai quelque chose de confidentiel à te dire, lui annonça le visiteur.

- Entre.

- Non, je préférerais que nous allions à ton autre maison.

- Est-ce que cela s'appelle encore « mon autre maison », dans l'état où on me l'a mise ?

- Je connais ton histoire, mais j'ai une nouvelle pour toi, qui te délivrera de tes soucis.

Ces mots décidèrent le joaillier, qui se résolut à suivre l'inconnu vers l'endroit où ce dernier voulait l'emmener. Ils marchèrent de compagnie jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés à la seconde maison, que l'homme commença par inspecter du dehors, avant de dire :

- Cette maison n'a pas de porte, et il nous sera impossible d'y parler en toute sécurité. Viens avec moi en un lieu plus sûr.

Il l'emmena dans une direction inconnue, puis le fit entrer successivement dans plusieurs maisons qu'il quittait aussitôt par une autre issue, et ce manège dura jusqu'à la nuit, qui les enveloppait bel et bien alors que l'homme n'avait pas encore atteint un lieu qui serait entré dans ses vues. Le joaillier était trop interdit pour lui poser aucune question.


Mosquée de Shah Sultan Husain ; Ispahan [?]



Les deux hommes se trouvèrent soudain devant un vaste terrain vague qui touchait au fleuve.

- Suis-moi, ordonna l'inconnu, qui pressa le pas.

Le joaillier, fortifiant son courage, régla sa marche sur celle de son guide et avança de front avec lui, et les deux hommes arrivèrent à la rive, en un lieu où était amarrée une barque, qu'ils prirent, et qu'un batelier fit passer de l'autre côté. Quand ils eurent débarqué, le guide prit la main de son compagnon et le mena dans une rue longue et étroite où le joaillier n'était jamais passé, ne sachant d'ailleurs pas même dans quel quartier elle pouvait bien se trouver. L'individu l'arrêta devant la porte d'une maison qu'il ouvrit, et qu'il referma de l'intérieur en poussant un fort verrou de fer. Enfin, le joaillier fut amené dans une pièce où se tenaient déjà dix jeunes gens. Ceux-ci se ressemblaient tous, comme si l'on n'avait eu affaire qu'à un seul homme en dix exemplaires.

Le joaillier salua ; les dix répondirent à son salut et lui ordonnèrent de s'asseoir, ce qu'il fit, recru de fatigue et de peur. L'inconnu lui apporta de l'eau froide et le joaillier put se laver le visage et les mains. Puis il reçut de la boisson ; il se désaltéra. Quand on eut avancé la table qui portait les mets, il mangea, et les autres avec lui. Cela le rassura :

« Si j'avais à craindre un mauvais coup de leur part, se dit-il, ils ne mangeraient pas avec moi. »

Couvercle de vase en céramique d'Iznik (Turquie) ; vers 1560



Lorsqu'ils furent tous rassasiés, ils se lavèrent les mains et chacun regagna sa place. Le joaillier était assis en face d'eux.

- Nous reconnais-tu ? lui demandèrent-ils.

- Non, J'ignore dans quel lieu je me trouve, je ne sais rien non plus de celui qui m'a mené vers vous.

- Raconte-nous ton histoire, et ne cherche pas à nous tromper, continuèrent-ils.

- Mon histoire est étrange. En connaissez-vous déjà quelques bribes ?

- Oui. Nous avons pillé tes biens hier, et capturé ton hôte ainsi que l'esclave qui lui tenait compagnie.

Ils indiquèrent du geste deux portes qu'ils avaient devant eux et commentèrent :

- Chacun de ces deux personnages se trouve dans une de ces deux pièces. Tous deux ont prétendu que nul autre que toi ne connaissait leur histoire. Depuis le retour de notre expédition d'hier, nous ne les avons pas vus, si bien que nous ne leur avons posé aucune question. Ils sont trop bien vêtus pour ce que laissait penser leur présence chez toi. C'est la raison pour laquelle nous ne les avons pas tués. Dis-nous tout sur eux ; tu as l'assurance que tu sortiras d'ici sain et sauf et que le couple ne subira aucun dommage.

Ces mots firent une peur mortelle au joaillier, qui, rassemblant sa vaillance, finit par déclarer :

- Si le courage disparaît un jour de la face du monde, il ne sera possible d'en trouver survivance qu'ici ; si le secret d'une affaire tombe dans le public, ceux qui en étaient les gardiens, effrayés, trouveront refuge vers vous et viendront l'enfouir dans vos poitrines. Si des obstacles viennent à se dresser sur la voie de la solution d'un épineux problème, vos assidus efforts et votre sollicitude seuls en auront raison ...

Il fila les images de ce panégyrique sur le même mode excessif pendant un bon bout de temps. Traiter son sujet dans les recoins et avec une éloquence prolixe lui paraissait, en cet instant critique, plus avantageux que de présenter les faits avec discrétion : en effet, plus le temps passait sur l'événement, plus tout le monde avait de chances d'en connaître le fin mot. Il leur raconta donc toute l'affaire ainsi, jusqu'à son dernier rebondissement. A la fin du récit, les auditeurs se firent confirmer que les deux personnes qu'ils détenaient étaient bien Ali fils de Bakkâr et Soleil-du-Jour.

- Oui, répondit le joaillier. Je ne vous ai rien caché de ce qui les concerne, je vous ai dévoilé tous leurs secrets.






Les malheurs du jeune homme et de la jeune femme avaient beaucoup ému. Ce ne furent que profonds soupirs répétés dans l'auditoire, après quoi, les dix, se levant, s'en allèrent présenter leurs excuses au prince persan et à la servante du khalife. Au joaillier, ils dirent :

- Pour ce qui est des objets de prix qui se trouvaient dans ta maison, une partie en a été liquidée. Ce qu'il en reste, le voici, tu peux le reprendre.

Ils lui rendirent ainsi la plupart des bibelots d'or et d'argent qui lui appartenaient, et déclarèrent même qu'ils se chargeaient de les rapporter à sa première maison. Ensuite, ils se séparèrent en deux groupes, l'un allant avec le joaillier, l'autre avec le couple d'amants. Toute la compagnie quitta le repaire en même temps.


Cliché A. Varroquier ; marchand et paysan aux environs de Damas, vers 1865



Ali fils de Bakkâr et la servante du khalife étaient si faibles qu'il semblait qu'ils allaient rendre le dernier soupir. Cependant la peur leur donna des forces pour se lever, sans compter l'instinct qui les poussait à sortir de cette situation. Le joaillier s'approcha d'eux :

- Qu'a fait, leur demanda-t-il, la servante qui était avec vous ? Où est-elle partie ? Où sont allées les deux fillettes qui vous accompagnaient ?

Soleil-du-Jour et le prince confessèrent leur ignorance.

Puis les voleurs emmenèrent les trois personnes jusqu'à la rive du fleuve, les firent monter dans cette même barque qui avait amené le joaillier et les conduisirent sur le bord opposé.

A peine étaient-ils descendus à terre que des soldats les entourèrent de toutes parts. Aussitôt, les brigands, faisant demi-tour, se rabattirent sur la barque comme des oiseaux de proie et, faisant force de rames, l'amenèrent à l'autre rive en volant sur les flots. Il n'était resté sur la terre ferme après ce débarquement, que le joaillier, le prince et la servante pour tomber entre les mains des soldats, qui leur demandèrent à qui ils avaient affaire.

Ils étaient bien embarrassés pour répondre, mais le joaillier fit cette déclaration :

- Ces hommes que vous avez mis en fuite sont des brigands qui nous ont faits prisonniers. Nous étions chez eux jusqu'à présent. II a fallu un discours de notre part pour les attendrir et c'est seulement à ce moment-là que leurs cœurs ont daigné compatir à notre malheureux sort : ils ont alors promis de nous épargner et de nous rendre à la liberté. C'est quand ils nous amenaient ici que vous les avez vus s'enfuir.

Mais les soldats se mirent à dévisager successivement celui qui leur avait fait cette réponse, la femme et Ali fils de Bakkâr.

- Tu ne nous sers pas la vérité, dirent-ils alors au joaillier. Comment vous nommez-vous ? De qui êtes-vous connus dans la ville ? Dans quel quartier habitez-vous ?

Les trois interpellés se demandaient ce dont ils pouvaient faire état et ce qu'ils devaient cacher. Mais Soleil-du-Jour prit à part le chef de l'escouade et lui parla confidentiellement. L'homme mit pied-à-terre immédiatement et installa la dame sur sa monture, dont il saisit les rênes pour la faire avancer. Il donna l'ordre à ses subordonnés de l'imiter en ce qui concernait les deux hommes. La troupe se mit donc en route et arriva à un certain point de la rive d'où le chef héla un homme.





Un individu s'approcha, qui tenait le câble de deux embarcations rapides. Dans l'une, montèrent le chef et les trois suspects, dans l'autre, le reste de l'escouade. Les bateliers ramèrent avec énergie, et l'on ne tarda pas à arriver au palais khalifal. Dans leur barque, le couple et le joaillier, fort abattus tous trois, se tenaient au fond, étendus, incapables de mouvement, comme si la vie avait quitté leurs corps : alors le chef fit un signe aux rameurs de cette embarcation, qui traversa de nouveau le fleuve, accosta en un point d'où il était facile de rejoindre la maison du joaillier et celle d'Ali fils de Bakkâr, et où l'on débarqua les deux hommes, entre deux soldats pour leur servir de gardes du corps. Quant à Soleil-du-Jour, elle resta et l'on repartit pour sa résidence.

Le joaillier et son compagnon étaient presque évanouis. Ils arrivèrent, tant bien que mal, à la maison d'Ali fils de Bakkâr, où ils entrèrent, après avoir remercié les deux gardes qui s'en furent leur chemin. Quand le prince et le joaillier se virent enfin seuls, ils se laissèrent tomber à terre, sans pouvoir bouger, perdant toute notion de lieu et de temps. L'entourage put bien tenter de les secouer du geste et de la parole, c'est dans cet état d'hébétude que le matin les surprit et qu'ils passèrent la journée entière. Vers le soir pourtant, le joaillier remua un peu : levant la tête, il vit près de lui le corps immobile d'Ali fils de Bàkkâr, qu'entourait un attroupement d'hommes et de femmes. Se rendant compte que le joaillier reprenait ses sens, c'est lui qu'ils vinrent aider à s'asseoir et qu'ils questionnèrent :

- Mais qu'est-il arrivé au prince ? Raconte. C'est toi qui es responsable de la détérioration de son état, c'est à cause de toi qu'il est malade.

- Bonnes gens, répondit le joaillier, ne cherchez pas à savoir ce que la discrétion empêche de révéler devant un tel nombre de témoins.

Après ce préambule, il adjura l'assistance de ne rien faire connaître au-dehors de son rôle dans l'histoire, et les prévint qu'ils pouvaient s'attendre aux effets les plus dramatiques s'ils donnaient la moindre publicité à ces événements.


Cliché Abdullah Frères ; famille turque en compagnie de cheika, vers 1870



Tout à coup, on vit remuer à son tour le jeune homme sur sa couche, ce qui fit plaisir à tout le monde. Une partie des présents se retira, rassurée, les autres restèrent. Et quand le joaillier voulut quitter les lieux et manifesta le désir de rentrer chez lui afin de disposer de sa liberté de mouvement, on le retint malgré qu'il en eût. Il fallut attendre que le prince, à force d'eau de rose additionnée de musc en poudre, fût mieux réveillé : il fit signe, car il était encore incapable de parler et encore moins de répondre aux nombreuses questions qu'on lui posait, de laisser aller librement le joaillier à ses affaires. Ce dernier ne se le fit pas dire deux fois, tellement il doutait encore de sa délivrance.

Il regagna sa demeure, encadré par deux hommes qui le soutenaient. Ses proches, à peine l'aperçurent-ils qui rentrait dans un tel état, qu'ils se frappèrent le visage de leurs mains en poussant des clameurs de désespoir. Le joaillier leur adressa des signes leur enjoignant de se taire, et tandis qu'ils se forçaient au calme, il donna congé aux deux hommes qui l'avaient accompagné. Puis il se jeta sur son lit, où il resta étendu toute la nuit. A son réveil, au matin, il vit sa famille, grands et petits, ainsi que ses amis debout à son chevet.

- Quel malheur t'a frappé ? lui demanda-t-on immédiatement.

Il demanda de l'eau, se lava le visage et les mains ; on lui fit passer un verre de boisson, qu'il but. Il changea de vêtements, remercia ceux qui étaient là pour le conforter, et expliqua :

- C'est la boisson : hier, elle m'a vaincu, et je suis tombé dans l'état où vous m'avez vu.
On se retira, à part les intimes. Le joaillier présenta ses excuses aux membres de sa famille, à qui il promit de rendre tout ce qu'ils avaient perdu par sa faute, en nature ou en espèces. Mais eux le tranquillisèrent : la plupart des objets précieux avaient été rapportés, dans un ballot que quelqu'un qu'on n'avait pu voir avait laissé dans le vestibule avant de disparaître.


Cliché Carlo Naya [?] ; joueurs, Égypte, s.d.



Le malade garda la chambre un jour ou deux, incapable de quitter son lit. Enfin, lorsque les forces lui revinrent, il alla prendre un bain, mais le cœur lui poignait de rancune pour le jeune homme et la servante, sans qui il n'aurait pas été jeté dans toutes ces émotions.

Quelque temps passa, pendant lequel il n'eut point la hardiesse de passer devant la maison du prince ; et même, il n'allait s'asseoir nulle part, de crainte de le rencontrer. Il se repentit devant Dieu de sa conduite passée, et fit la promesse de ne plus recommencer. Il affecta à des aumônes des sommes calculées et finit par se consoler de la perte d'une partie de son patrimoine : ces objets précieux que les voleurs avaient vendus sans attendre. Mais un jour, il se dit :

« Pourquoi ne me rendrais-je pas dans le quartier où j'ai fait connaissance avec les personnages de l'aventure que j'ai vécue ? J'y verrais volontiers des relations que j'ai, et je jetterais un coup d'œil sur les marchandises qui s'y vendent, ainsi que sur les clients qui les achètent. Ce qu'il y a de sûr, c'est que la vie m'a fait payer cher la leçon de sagesse qu'elle m'a donnée, et que je ne suis pas près de renouer avec mes errements passés ! »


Anonyme ; dame turque, vers 1875



Aussitôt dit, aussitôt fait : voilà notre homme en route, ce qui ne l'empêchait pas de se reprocher son imprudence. Il arriva rue des Drapiers, où se trouvait la boutique d'un ami, chez qui il s'assit une heure. Au bout de ce temps, il se leva pour s'en aller et c'est alors qu'il vit une femme qui l'attendait, debout en face de la devanture. Il la regarda un moment et la reconnut : c'était la servante de Soleil-du-Jour. Aussitôt un voile tomba sur le monde ; l'homme reprit sa route et même accéléra sa marche, mais elle le suivit, à l'effroi grandissant du joaillier. Il songeait bien à lui dire quelque chose, mais à chaque fois, la peur lui nouait la langue ; et elle qui ne cessait de répéter :

- Maître, arrête ! ... Écoute ce que j'ai à te dire ...

La scène dura un moment, jusqu'à ce que le joaillier parvînt à un oratoire, situé à l'écart de tout. Elle y pénétra sur ses talons, le salua, dit un mot de compassion sur ses souffrances, et finit en lui demandant des nouvelles de sa santé. L'homme lui rapporta son histoire avec Ali fils de Bakkâr, puis il ajouta :

- Dis-moi d'abord ce qui t'est arrivé à toi personnellement ; ensuite, tu me parleras de ce qu'il est advenu à ta maîtresse depuis notre départ.

Elle raconta :

- Pour moi, en voyant les hommes masqués, j'ai d'abord pensé que c'était une troupe de soldats envoyés pour nous surprendre, ma maîtresse et moi, et provoquer ainsi notre perte à toutes deux. J'ai alors grimpé avec les deux petites sur le toit en terrasse, et nous nous sommes enfuies en passant d'une maison à l'autre ; nous avons fini par entrer chez des gens que notre malheur a apitoyés et qui ont bien voulu nous rendre le service de nous abriter chez eux. Ensuite, de bon matin, et au prix de mille difficultés, nous avons toutes les trois regagné le palais, où nous n'avons soufflé mot de l'événement.
» Je suis restée toute la journée dans les affres de l'angoisse ; il me semblait que l'on me faisait cuire à petit feu. La nuit venue, j'ai ouvert la poterne qui donne sur le fleuve, j'ai appelé ce batelier qui avait transporté Ali fils de Bakkâr, et je lui ai crié : « Malheur à toi, si à l'instant même, tu ne te mets pas en posture de parcourir le fleuve en long et en large, afin de me trouver, avec un peu de chance, une barque transportant une femme, que tu m'amènerais alors ici séance tenante. » Vers la minuit, une barque rapide s'est en effet dirigée vers la porte secrète du palais ; à son bord se trouvaient deux hommes, le rameur et un autre, debout. Dans un coin, une femme était étendue, et quand la barque vint se coller au seuil de la porte, la femme se leva et en descendit. C'était ma maîtresse : je fus transportée en la reconnaissant soudain et en pensant qu'elle était sauvée.
» J'allai par l'intérieur du palais au-devant d'elle. Quand elle me vit, elle me dit de compter tout de suite mille pièces d'or à l'homme qui l'accompagnait : ainsi reçut-il de moi, avec mes remerciements, le sac que j'avais voulu te donner et que tu as refusé ; puis il nous quitta, repartant par le fleuve.
» Je fermai la porte et, aidée de deux autres servantes, je portai ma maîtresse à son lit. Elle semblait sur le point de rendre l'âme, et son état ne montra aucun changement de toute la nuit et de toute la journée qui suivit. Quant à moi, je faisais la garde, empêchant les autres servantes de parvenir jusqu'à elle. Enfin, elle put se lever, mais elle était pâle comme un mort qui sortirait de son tombeau. Je l'aspergeai d'eau de rose additionnée de musc, je changeai ses vêtements, je lui lavai les pieds et les mains, je lui donnai un verre de boisson, puis je ne cessai de ruser avec elle pour lui faire absorber quelque nourriture, presque de vive force.
» Quand je lui vis la vigueur lui revenir un peu, je lui fis sur sa conduite les remontrances qui s'imposaient, concluant par cette remarque : « Tu as eu ton compte de désagréments, et cette affaire a bien failli te coûter la vie ! » Elle me répondit : « La mort est douce à supporter, à côté des tourments que j'ai endurés. Je ne croyais plus à ma délivrance et j'étais sûre de finir tuée ; lorsque les voleurs m'ont fait sortir de la maison du joaillier, ils m'ont demandé mon histoire : j'ai dit que j'étais une chanteuse1, et mon bien-aimé s'est présenté lui aussi comme quelqu'un de très ordinaire. Et puis ils nous ont emmenés dans leur repaire ; la peur qui nous tenaillait et l'angoisse de la mort se conjuguèrent pour nous donner la force nécessaire au chemin qu'il fallait faire. Quand la bande fut au complet, je fus détaillée et personne, à voir les joyaux que je portais, ne crut à mon conte, et l'on me pressa : « De telles pierres précieuses sur une chanteuse ? Allons donc ! Quelle est ta condition véritable ? » Comme je ne leur disais rien de plus, ce fut le tour du prince : « Et toi, qui es-tu en réalité ? Tu n'es pas habillé comme quelqu'un du commun. » Il continua de dissimuler son véritable état, et aussi bien lui que moi, nous restâmes sur nos premières déclarations sans en démordre et sans dire un mot de plus sur le reste. Ils demandèrent le nom du propriétaire de la maison où nous étions, et là, nous déclinâmes son identité. « Je le connais, dit l'un des voleurs, je sais où est sa boutique ; si le destin veut bien m'aider, je vous l'amène sur l'heure. » Nos ravisseurs se concertèrent et prirent la décision de nous mettre, le prince dans une chambre et moi dans une autre. « Reposez-vous, nous recommandèrent-ils, en attendant que nous tirions au clair votre histoire. N'ayez crainte ni pour votre vie, ni pour rien de ce que vous portez sur vous, vous avez notre parole. » C'est le joaillier, que l'un des compagnons était allé quérir, qui révéla les détails de notre affaire, si bien que les voleurs vinrent nous présenter leurs excuses, que l'un d'eux se mit en quête d'un batelier, qu'ils nous mirent dans la barque et qu'ils nous firent passer sur l'autre rive. Une patrouille nous attaqua par surprise ; je pris à part le chef des soldats, lui fis connaître qui j'étais, et ajoutai : « Je me suis déguisée pour aller visiter à l'insu de tout le monde une femme de mes amies. Cette bande que vous avez mise en fuite m'a capturée et emmenée dans son repaire, où se trouvaient également prisonniers ces deux hommes, puis m'a reconduite ici avec les deux captifs. Tu peux compter sur une bonne récompense. » Il mit pied à terre et me donna sa monture, ordonnant à ses subordonnés de faire la même chose avec les deux hommes. Puis il me raccompagna ici, comme tu l'as vu. Mais je ne sais ce qu'il est advenu de mes compagnons, et je me ronge d'inquiétude pour eux, en particulier pour le joaillier ami du jeune homme, qui a perdu tout ce que sa maison contenait de précieux. Prends quelque argent, va chez lui, présente-lui mon salut et tâche d'obtenir, par son intermédiaire, des nouvelles de mon bien-aimé Ali fils de Bakkâr. »
» Ce récit fut loin de me faire plaisir : je la blâmai de sa conduite, lui représentai les conséquences que de tels sentiments pouvaient entraîner, et finalement l'admonestai : « Crains Dieu en ta conscience et finis-en avec ces initiatives. Couvre-toi plutôt du voile protecteur de la patience ! » Ces paroles l'irritèrent à son tour, et elle se mit à crier contre moi. Mais moi, j'ai coupé court à cet échange et je suis partie à ta recherche. J'ai commencé par me rendre à ta boutique, ne m'étant pas accordé la liberté d'aller directement chez Ali fils de Bakkâr. Je t'ai longtemps guetté, mais en vain. Maintenant, fais-nous l'honneur de recevoir cet argent qui t'est destiné. Sache que tu es tout excusé de la conduite que tu as adoptée envers nous, mais en attendant, il faut que tu dédommages leurs propriétaires de la perte des objets précieux qu'ils t'avaient prêtés.


Anonyme ; dame turque, Istamboul, vers 1870



Le joaillier se leva, à la fin de ce récit, pour accompagner la servante. Elle le mena quelque part où elle lui demanda d'attendre son retour ; quand elle revint, elle portait un fardeau qui la faisait plier : c'était l'argent annoncé, qu'elle remit au joaillier en lui recommandant :

- Maintenant, va ton chemin, et que Dieu te protège ! En quel lieu pourra se réaliser l'entrevue ?

- Chez moi, répondit-il. Je vais sur-le-champ affronter les périls afin d'arranger ton rendez-vous avec le prince. Grâce à cet argent, ma tâche sera grandement facilitée et je n'aurai aucun mal à tout surmonter.

- Mais ne te sera-t-il pas malaisé de joindre toi-même le prince et de lui parler ? Où pourrais-je te trouver, toi ?

- Tu n'as qu'à venir me voir dans mon ancienne maison, celle où s'est tenue la dernière réunion. Dès à présent, je vais l'équiper de portes supplémentaires qui viendront doubler les portes existantes. Une fois renforcés les moyens d'assurer notre sécurité, c'est là-bas que nous nous verrons tous ensemble.

La femme prit congé du joaillier qui emporta l'argent chez lui. C'est une coquette somme qu'il compta, ravi, quand il fut arrivé : deux mille pièces d'or ! Il en préleva une partie pour sa famille, et une autre pour ses créanciers, dont il pourrait ainsi retrouver facilement les bonnes grâces. Il équipa de domesticité l'ancienne maison dont il avait parlé, y fit venir des ouvriers, qui remirent en état les portes et fenêtres, et même en améliorèrent la sécurité, engagea deux gardiens pour veiller sur les lieux, l'un de jour et l'autre de nuit, et deux jeunes servantes pour assurer, elles, le service des hôtes qu'on y recevrait. Quand tout le chantier fut terminé, il avait oublié tous ses anciens ennuis et son cœur s'était raffermi.



Les Mille et Une Nuits ; L'amour interdit ; Texte établi sur les manuscrits originaux par René R. Khawam


P. Spagagna ; Vendeur d'eau, 1890



1. La bande dont il est question ici n'appartient donc pas au milieu intégriste, qui considérait chanteuses et musiciennes comme des créatures du démon. [NdT ...]


(À suivre ...)

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