samedi 1 août 2009

Conte d'été ... (6)






... Le joaillier fut ému jusqu'aux larmes du résultat de la démarche qu'il appréhendait tant. La servante pleura aussi, le laissant à ces pleurs qui le disculpaient, et finit par dire :

- Tu resteras chez toi jusqu'à demain, et notamment, tu éviteras tout rendez-vous avec le prince jusqu'à ce que je revienne demain te voir. Il m'a soupçonnée de trahison, et il est excusé ; je l'ai soupçonné de manquer à sa foi, et je suis excusée, comme bientôt te le prouveront mes actes. Maintenant, je vais me préoccuper de trouver un stratagème qui vous permettra de vous rencontrer, ma maîtresse et toi, et je retourne auprès d'elle que j'ai laissée étendue sur sa couche, à demander à Celui qui est le dépositaire des secrets de lui faire parvenir des nouvelles de son bien-aimé.



André Suréda (1872-1930) ; jeune Mauresque tenant une colonette

Elle prit congé et fit comme elle avait dit.

Lorsque arriva le jour suivant, le joaillier la vit arriver le visage rayonnant.

- Qu'apportes-tu de bon avec toi ? lui demanda-t-il.

- J'ai vu ma maîtresse, répondit-elle, et je lui ai transmis le billet. Il l'a d'abord plongée dans la réflexion, puis dans l'angoisse, et quand je l'ai vue dans cet état, je l'ai rassurée : « N'éprouve aucune crainte et ne te chagrine pas davantage : l'absence du parfumeur Abou'l-Hasane ne va pas gâter vos rapports à tous deux, nous avons trouvé un autre intermédiaire. » Je lui ai donc tout appris : la conversation avec Abou'l-Hasane le parfumeur, par laquelle tu avais obtenu les éléments de l'affaire, l'entrevue avec Ali fils de Bakkâr, enfin l'histoire de la lettre égarée par ma faute au moment où le souci me rongeait, et retrouvée par toi, qui t'es engagé à garder le secret. Ce concours de circonstances l'a étonnée : « Je désire, a-t-elle déclaré, entendre ce récit de la bouche même de cet homme et recevoir de lui confirmation de son engagement : rien ne saurait plus me réjouir qu'un entretien capable de le fortifier dans sa volonté de mener à bien quelque chose qu'il a eu le mérite de proposer. » Tiens-toi donc prêt à m'accompagner jusque chez elle, avec la bénédiction de Dieu et Son assistance bienveillante.

Malgré tout, le joaillier réfléchit : la démarche était grave et méritait une préparation plus poussée.

- N'oublie pas, fit-il remarquer à la servante, que je suis de condition moyenne et que je n'appartiens pas au même milieu qu'Abou'l-Hasane fils de Tâhir. Lui, si on l'avait surpris dans la maison du khalife, il pouvait toujours prétendre qu'il était là pour présenter ses parfums. Mais moi, simplement à entendre le récit de sa visite chez ta maîtresse, je tremblais à l'idée du danger qu'il avait couru. Par conséquent, si ta maîtresse souhaite me parler, il faut que notre rendez-vous ait lieu ailleurs que dans la demeure de l'Émir des Croyants, car je ne suis pas de taille à affronter la démarche que tu me proposes. Il déroulait ses arguments négatifs, mais la femme insistait, l'assurant qu'il serait en sécurité dans le palais et qu'il n'avait rien à craindre de fâcheux en cours de route. Pourtant, à chaque fois qu'elle emportait la partie et le persuadait, il se levait avec l'intention de marcher, mais ses pieds refusaient d'obéir et ses mains se mettaient à trembler.

- C'est bon, finit-elle par concéder ; ne t'expose plus à l'épouvante, c'est ma maîtresse qui viendra te voir. Ne bouge pas d'ici.


André Suréda (1872-1930) ; jeunes filles de Tlemcen à la fontaine, 1930


Elle partit et, très vite, revint avec cette recommandation :

- Assure-toi qu'il n'y ait personne chez toi qui puisse entendre tes paroles.

- Je n'ai personne ici, répondit le joaillier.

Avec mille précautions pour se préserver de tout observateur indiscret, la fille sortit un très court instant et revint, précédant une autre femme, elle-même suivie de deux fillettes.



Edmond Dulac (1882-1953) , Arabian nights, 1907


La nouvelle venue, qui n'était autre que Soleil-du-Jour elle-même, remplissait de son parfum la maison et l'illuminait de sa beauté. L'hôte, immédiatement, se dressa sur ses pieds et se précipita pour disposer un coussin à l'intention de la visiteuse. Elle s'assit, et lui, se tint respectueusement devant elle, se forçant au silence jusqu'à ce qu'elle se fût un peu reposée. Alors, elle découvrit son visage : on ne pouvait le comparer à rien d'autre qu'à un soleil ou une lune à son lever. Pourtant, quelque chose dans les gestes de la dame trahissait une grande faiblesse physique, qui avait élu domicile dans tout son être.

Elle se tourna vers la servante, à laquelle elle demanda si c'était bien lui ; le joaillier attendit la réponse de la fille pour présenter ses respects et saluer la dame. Lui ayant rendu son salut de la manière la plus gracieuse, celle-ci ajouta :

- La confiance que nous mettons en toi nous a conduite dans ta demeure pour exposer devant toi notre secret, que nous te demandons de taire. Sois ferme en tes résolutions et confiant dans tes possibilités, car tu possèdes les qualités de l'homme intrépide et viril.

Puis elle posa à son hôte quelques questions sur sa situation, sur ses proches et ses familiers. Il donna avec la plus grande franchise tous les renseignements demandés. Après quoi, elle le pria de lui faire tenir les détails des deux entrevues qu'il s'était ménagées avec les personnages principaux de l'affaire. Le joaillier s'exécuta, racontant du commencement jusqu'à la fin ses propos et ceux de ses interlocuteurs. Tout cela fit soupirer la dame, qui regretta d'être séparée d'Abou'l-Hasane fils de Tâhir. Enfin, après avoir promis une récompense au joaillier, elle déclara :
- Apprends que les âmes qui éprouvent des passions s'installent dans une hiérarchie, totalement indépendante de leurs conditions sociales respectives, et aussi des différences d'intérêts. Ces âmes, quels que soient les efforts qui sont faits pour les séparer, se rapprochent les unes des autres en fonction du degré où elles se trouvent. C'est en effet par une action de l'homme sur l'homme que celui-ci se transforme, comme on sait que la perfection de la parole tient à l'acte qui la prolonge, que le but n'a de sens que par l'énergie déployée, que la quiétude n'existe que par la fatigue.
» Or, la pensée intime d'un homme n'est révélée que lorsqu'on a gagné sa confiance : on ne doit demander l'aide active de quelqu'un que lorsqu'on a vu de lui des signes qui prouvent ses compétences ; ce serait folie autrement : une affaire est couronnée de succès quand l'entreprise est menée par un homme combatif, et un tel homme ne va pas s'encombrer des services d'un incapable. On ne doit remercier personne avant d'avoir constaté qu'il a agi au mieux, que ses efforts ont été louables et qu'il a toujours été inspiré par de bonnes intentions.
» Ceci m'amène à te dire que notre affaire est désormais claire à tes yeux et qu'on en a retiré pour toi le voile qui la cachait ; en toi résident les qualités requises pour un comportement à la fois viril et généreux. Pour moi, je ne trouve pas la patience qu'il faudrait pour supporter un poids plus lourd que ne le sera le moment de passer de vie à trépas.
» De plus, cette servante à mes côtés, tu la connais assez pour savoir à quel point elle s'orne de distinction et peut se prévaloir de savoir-faire. Auprès de moi, elle assume les plus hautes responsabilités, gardant mes secrets et arrangeant mes affaires. Fais-lui une confiance aveugle en tout ce qu'elle te dira et suis ses conseils sans les discuter, tu t'en trouveras le mieux du monde. Dorénavant, tu n'as plus à craindre aucun péril et tu n'auras à te rendre nulle part que je n'y aie pris toutes les précautions utiles pour y agir à ma guise. En attendant, c'est elle qui nous servira d'intermédiaire et t'apportera de mes nouvelles.


Edmond Dulac (1882-1953) , Arabian nights, 1907


Ce discours terminé, la dame se leva, non sans difficulté, et gagna la porte, escortée de la servante et du joaillier, qui s'était fait un devoir de la ramener au seuil. Elle quitta les lieux, laissant le joaillier plein de stupeur et comme privé de toute pensée, après ce qu'il avait vu de sa beauté, entendu de ses propos, présumé de ses actes.

Il quitta à son tour sa demeure, après avoir revêtu une autre tenue, et se rendit chez le prince Ali fils de Bakkâr. La domesticité, accourue en foule, le mena auprès du maître de maison, qui était étendu sur sa couche et qui, au premier regard qu'il lança à son visiteur, s'écria :

- Sois le bienvenu ! Que cette demeure te paraisse vaste et accueillante ! Comme tu as tardé à me rendre visite ! Pourquoi avoir rajouté ce souci à celui qui déjà me tourmente ?

Puis, après un léger silence, il ajouta :

- Je n'ai pu fermer l'œil un seul instant depuis ton départ. Hier, une servante est venue me remettre une lettre scellée.

Il lui raconta l'épisode de la servante et lui dit la teneur de ce qu'il avait écrit en réponse à la lettre reçue.

- Ami, continua-t-il, je ne sais plus que faire, au point où j'en suis. Il ne me reste plus ni force ni patience et ma raison ne me montre plus de voie capable de me conduire à la délivrance. Au moins avais-je cet homme-là qui me tenait compagnie ; j'aimais à écouter ses propos, et il arrivait toujours à ses fins, avec une maîtrise qui donnait à penser que lui seul avait entre les mains la solution des difficultés et que les embarras, comme par enchantement, se mettaient à lui obéir en raison d'une vieille et longue familiarité.

Ces paroles amusèrent le joaillier qui partit d'un grand éclat de rire.

- Tu te moques de mes pleurs, éclata le jeune homme. Toi, dont pourtant, dans les affres de l'amertume, j'ai réclamé l'aide.

Puis il poursuivit par ces vers :

Il m'a vu, et il a ri
de mes larmes ;
souffrant comme moi,
il aurait pleuré.

Un seul s'apitoie sur le malheureux
et songe à tout ce qu'il endure :
celui qui a vu, comme lui,
son épreuve durer et qui n'en peut mais.



Henri Matisse (1869-1954) ; odalisque à la culotte rouge, 1923



Le joaillier le laissa réciter, et puis il raconta ce qui lui était arrivé depuis qu'il avait quitté son hôte. Le prince accueillit la fin du récit par des pleurs abondants et dit :

- Quoi qu'il advienne, je suis un homme perdu, et l'on peut me mettre dans le même lot que les gens guettés par la mort. Puisse Dieu rapprocher le terme lointain de ma vie ! Privé de patience, ne voyant nulle part de bénéfice, flottant dans une totale irrésolution, j'aurais, sans toi, quitté cette vie dans l'affliction, je me serais consumé de désir en voyant mes forces décliner puis disparaître. C'est toi qui es mon refuge actuel, et il en sera ainsi jusqu'à ce que le Seigneur mien porte Son décret sur moi - à Lui les louanges et les remerciements, de Lui le bienfait et la rétribution ! Me voici ton captif, étendu sans force à tes pieds. Je n'aurai aucun mouvement de révolte et suivrai docilement tes conseils.

- Ô mon maître, répliqua le joaillier, seule la rencontre avec ta bien-aimée est en mesure d'éteindre ce feu. Mais cette rencontre ne peut avoir lieu dans l'endroit où tu as été exposé à un tel danger, au bord, sinon de la ruine totale, du moins d'un grave dommage. Elle pourra se faire chez moi, voilà l'endroit que j'ai trouvé, voilà le lieu que j'ai choisi de préférence à tout autre. Et là, vous n'aurez aucun mal à atteindre le but auquel vous visez tous les deux : une fois ensemble, vous exhalerez vos plaintes, vous parlerez sans gêne et sans retenue, chacun renouvellera le pacte qui le lie à l'autre, l'homme à sa maîtresse et la femme à son amant, vous déplorerez enfin, selon l'inspiration du moment, à quel point le monde est devenu vaste ou petit à vos yeux ...

- A ta guise, répondit le prince.



Henri Matisse (1869-1954) ; odalisque aux magnoglias, 1923/24

Le joaillier passa la nuit chez le jeune homme, en conversations qui durèrent jusqu'au matin. Puis, le jour levé, il regagna sa maison. Il y reçut, à peine arrivé, la servante de Soleil-du-Jour, à laquelle il rapporta ce qui s'était dit chez le prince.

-Trouve une maison vide où nous soyons seules, ordonna-t-elle. Une maison qui soit plus convenable, si possible, que celle-ci.

- La demeure sur laquelle s'est porté mon choix protégera mieux votre réputation ...

- Tu as raison. Je m'en vais mettre au courant ma maîtresse de ce que tu as dit et lui proposer ton plan pour sa visite.


André Suréda (1872-1930) ; Femme rêvant

Elle fit ce qu'elle avait dit, et revint chez le joaillier avec un sac plein d'argent qu'elle lui remit en même temps qu'elle lui donnait cet ordre :

- Va vers l'endroit que tu as dit, arrange les lieux de la manière la plus luxueuse et dépense ceci pour disposer tout ce qu'il faudra pour boire et manger.

L'homme fit le serment qu'il ne se servirait de l'argent pour rien au monde. La servante reprit donc le sac et partit, alors que lui, de son côté, se dirigeait vers une autre maison qu'il possédait ailleurs, la poitrine encore tout oppressée de l'affront qu'il avait ressenti quand on lui avait proposé de l'argent. Il garnit la maison de fond en comble : pour ce qui était des objets utiles, il n'eut garde d'en oublier un seul, et pour les précieux, il en emprunta en faisant la tournée de tous ses amis jusqu'au dernier ; il obtint ainsi meubles, tapis, tentures, bibelots en or et en argent. Il finit même avec du neuf un ameublement qui pour ses futurs hôtes devait comporter tout ce qu'il fallait et, pour lors, reçut l'agrément de la servante, venue inspecter l'installation.

- A présent, lui dit le joaillier, pars trouver le jeune homme et amène-le discrètement ici.

Elle ramena le prince : pour l'occasion, il s'était vêtu avec l'élégance la plus rare. Sa beauté s'était affinée et la grâce de ses manières avait quelque chose d'encore plus délicat qu'à l'ordinaire. Le joaillier l'accueillit avec beaucoup d'égards et l'honora. Il le fit asseoir sur un divan surélevé, plaça devant lui, pour la boisson, des verres nombreux, plus finement ouvrés les uns que les autres. Puis il entama la conversation. La servante se retira alors, pour ne reparaître qu'après l'appel de la prière du soir, accompagnant Soleil-du-Jour, qui n'avait que deux fillettes pour cortège.


André Suréda (1872-1930) ; Mauresque couchée près d'un buisson


Soleil-du-Jour vit le prince, et le prince la vit. Chacun des deux plia sous l'ardent désir, l'un et l'autre immobiles, incapables de faire un seul pas l'un vers l'autre, au point que l'hôte en fut effrayé : craignant le pire, il se mit aussitôt à prodiguer des soins au garçon, tandis que la servante s'occupait de la femme ! Enfin Ali fils de Bakkâr et Soleil-du-Jour reprirent leurs sens, les forces leur revinrent, ils purent s'approcher l'un de l'autre et tenir ensemble, quoique d'une voix faible, une conversation qui dura une heure.

Le joaillier leur présenta la boisson, ils burent ; il avança vers eux la table qui portait les mets, ils mangèrent, puis firent effort pour remercier. Quand le joailler leur demanda s'ils voulaient encore boire, ils répondirent affirmativement. Alors, ils burent encore ! puis l'hôte les pria de passer dans une autre pièce, où ils s'assirent. Ils prirent soudain conscience de leur bonheur, se mirent à respirer mieux et virent disparaître leur angoisse. S'étonnant de la conduite du joailler à leur égard, qu'ils trouvaient bien courtois, ils se remettaient à boire, quand une idée vint à Soleil-du- Jour :

- As-tu chez toi un luth ou quelque autre instrument de musique ? demanda-t-elle au maître de maison.

Il lui apporta vite un luth, que Soleil-du-Jour eut bientôt accordé, et dont elle s'accompagna pour chanter ce chant, composé sur un mode majestueux :

Messager que j'ai envoyé, n'ajoute rien,
pas le moindre clin d'œil, à mon message,
si tu veux être fidèle ; un interprète sincère
pourra seul guérir le passionné d'amour.

S'il répond, nous munirons notre âme
d'une belle patience, pour lui !
Ah ! le bonheur qu'apportera cette patience
si elle dure parce qu'il l'aura voulu !

Le joaillier apprécia au plus haut point la mélodie, qui lui parut fort belle. Le prince et Soleil-du-Jour échangèrent les coupes : elle but et il but. Puis elle reprit le luth et chanta sur ces vers :

J'ai veillé : on aurait dit que j'aimais
d'amour l'insomnie ; je me suis consumée
et la maladie devint une habitude,
et même une seconde nature.

Mes larmes ont envahi mes joues,
y portant un fer brûlant : a-t-on
vu jamais un naufragé périr d'incendie,
la barque restant au milieu des flots ?


Elle reprit ces paroles et les modula en diverses variantes, avec un tel savoir-faire dans la finesse du chant et une telle grâce dans la mélodie, que la salle parut danser aux yeux du joaillier. Soleil-du-Jour s'arrêta un moment, poussa un long soupir, et attaqua un troisième poème :

Quelles commères vous faites, mes larmes !
Pourquoi aller révéler ce que je cachais
de passion amoureuse ? pourquoi raconter
à chacun autour de moi mes secrets ?

Celui dont la flèche détruit la consolation
m'a rendu visite. Je lui ai dit :
« On ne peut demander à mon cœur d'oublier,
même en le plaçant sur un feu de braise. »


Mon cœur, supporte patiemment le tyran amour ;
celui-là seul peut se targuer de triompher
et finit par retrouver l'objet de ses vœux,
qui s'est accoutumé à la patience.

Combien de fois je distrais mon cœur
en lui parlant de cette rencontre !
Combien de soins je prends chaque jour
d'une foule de gens inutiles et malfaisants !






Aux oreilles du joaillier parvenait pour la première fois une telle perfection dans l'art de la voix et de la musique. Mais soudain la petite compagnie entendit un tel tumulte et de tels cris, qu'il lui sembla qu'un séisme enfonçait la maison et ses habitants dans le sol. Le jeune esclave, que le joaillier avait placé dans le vestibule, accourut vers son maître et l'informa :

- Notre porte a été brisée. Nous ne savons pas qui sont nos assaillants.

Le petit avait à peine terminé sa phrase qu'une servante cria du haut du toit en terrasse. Puis, surgit une bande de dix individus, le poignard à la main et le sabre à la ceinture, masqués d'un voile qui ne laissait voir que leurs yeux. Dix autres les suivirent bientôt, équipés de la même façon. Le joaillier ne crut pas bon de s'attarder en ces lieux et préféra tourner les talons : il s'alla abriter dans le couloir qui conduisait à la demeure d'un de ses voisins et de là, il ne put, en tendant l'oreille, que continuer à entendre dans sa maison ce vacarme indistinct de cris et de meubles qu'on déplace violemment. Il crut à une trahison du secret des amants : sans doute le chef de la police était-il venu les surprendre avec ses hommes.



Céramique d'Iznik ; plat aux bateaux, vers 1570-1575


Le maître des lieux resta dans sa cachette jusqu'au milieu de la nuit. C'est alors que son voisin, descendant de l'étage, avisa un homme tapi dans un coin du couloir d'entrée. Bien qu'il l'eût regardé avec attention, il ne reconnut pas d'emblée le joaillier et, prenant peur, il s'empressa de remonter chercher un sabre dans sa chambre, dont il redescendit menacer l'homme. Mais quand il cria « Qui va là ? » et que le joaillier se fut fait reconnaître de lui pour ami et voisin, l'homme au sabre jeta son arme et exprima sa compassion :

- Ce qui s'est passé chez toi m'a fait beaucoup de peine. Que Dieu, dans Sa générosité, te dédommage des pertes que tu as subies.

- Seigneur, demanda le joaillier, apprends-moi qui étaient ces hommes.

- Des brigands, lui répondit-il, les mêmes qui récemment ont volé Untel et tué Untel. Hier, ils t'ont vu emplir ta maison d'objets rares et précieux, et aujourd'hui, ils ont fait leur coup. Je crois savoir qu'ils ont emmené ton hôte. Peut-être même l'ont-ils tué.

Puis il l'accompagna jusqu'à la maison pillée : elle ne présentait plus que des murs nus ; tout ce qu'elle contenait avait été pris. On avait arraché les volets et brisé les portes. Le joaillier en resta stupéfait, et le cœur lui manqua. Il se prit à réfléchir à ce malheur imprévu, le mettant en rapport avec la conduite qu'il avait adoptée dans l'affaire ; à n'en pas douter, l'un était la conséquence de l'autre. Il lui fallut alors penser aux excuses qu'il allait devoir présenter à un certain nombre de gens, parmi lesquels les amis qui lui avaient prêté les objets en or et en argent : il faisait même mentalement les phrases qu'il leur adresserait.

Mais le plus préoccupant était le cas de Soleil-du-Jour et d'Ali fils de Bakkâr : le khalife risquait d'être mis au courant de l'aventure par une des jeunes servantes qui étaient sur les lieux ; quant à lui, il pourrait faire alors ses adieux à la vie. Il irait grossir le lot des condamnés à mort dont le corps a pour destin celui qu'on sait. Se tournant vers son compagnon, il lui demanda conseil :

- Ô mon frère, comment agir maintenant ? Quel avis me donneras-tu ?

- Je ne vois pour toi que trois armes : la patience, l'aumône envers les indigents et la confiance dans le Dieu Très-Haut ; sais-tu que ces bandits ont commis un assassinat dans la propre maison du préfet de police et qu'ils ont poussé l'audace jusqu'à tuer des soldats appartenant à la garde personnelle du khalife ? On a mis des indicateurs sur leur piste, des gardes ont été postés sur les routes pour signaler leur éventuel passage. Mais on n'a vu personne de la bande, qui est si nombreuse lors des attaques, que les forces de l'ordre ne peuvent pas même songer au moyen de les surprendre en flagrant délit1.

Le joaillier se mit alors sous la protection de Dieu et regagna son autre demeure en murmurant :

- Voilà ce qui faisait trembler Abou'l-Hasane. J'ai pris sa place dans la conclusion de l'affaire.



Les Mille et Une Nuits ; L'amour interdit ; Texte établi sur les manuscrits originaux par René R. Khawam


Léopold Steiner (1853-1899) ; le garde du palais



1.Les bandits dont il est ici question sont ordinairement désignés par les historiens sous le nom de « Jeunes Voyous ». Ils commencèrent à s'organiser, sous le règne d'al-Mouqtadir précisément, en deux clans qui s'affronteront souvent avec violence : d'un côté les intégristes installés dans la Nouvelle Ville ; de l'autre les persanophiles, dont le fief était le Karkh, sur la rive droite. [NdT ...]

(À suivre ...)

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