samedi 18 juillet 2009

Conte d'été ... (4)








... Abou'l-Hasane fils de Tâhir quitta le prince persan et revint à sa boutique, qu'il ouvrit et où il s'installa, tout plein de l'attente de ce qui pouvait arriver. Mais de toute la journée, il ne vit point la servante de Soleil-du-Jour, de sorte qu'il ferma, rentra chez lui pour y passer la nuit et le lendemain, à son réveil, après s'être livré à ses ablutions et avoir récité son office de prières, alla trouver le jeune homme.



Porte ; Damas ; Syrie



Ali était encore étendu sur son lit. A son chevet, avec des médecins, se tenaient des visiteurs, les uns nobles, les autres non, et tout le monde, après l'avoir palpé, lui recommandait tel ou tel remède. Dès qu'il vit entrer son ami le parfumeur, le malade ne le quitta pas des yeux, un léger sourire aux lèvres, se réjouissant déjà de la nouvelle qu'il lui apportait. D'abord le parfumeur présenta ses respects dans les formes qui convenaient au rang du prince, exprima ses regrets de n'avoir pu le voir depuis le temps qui s'était écoulé lors de leur dernière rencontre, lui demanda des nouvelles de sa santé et comment il avait passé sa nuit. En suite de quoi il s'assit, et resta le dernier après tous les visiteurs. Alors, s'approchant du lit, il fit cette question :

- Qu'est-ce que tu as, au juste?

- Les esclaves ont fait savoir au-dehors que j'étais très affaibli, répondit le prince. Le fait est que toute force m'a quitté et que je suis tombé à la place où tu me vois et n'en ai pas bougé depuis. J'ai reçu des visites, et je n'ai pu mettre ces gens dehors ! Bon, maintenant, as-tu revu la servante ?

- Non, répondit le parfumeur. Peut-être viendra-t-elle aujourd'hui.

Cette réponse fit verser des torrents de larmes au jeune prince.


André Suréda (1872-1930) ; jeune bédouine dansant, sud-Algérien, 1912



- Allons, reprends-toi et fais attention au scandale, l'avertit le parfumeur. Évite surtout de pleurer et ne va pas éventer la mèche au premier venu qui te verra sangloter.

L'admonestation eut l'effet contraire et le jeune homme redoubla de pleurs, qu'il entrecoupa de ces strophes :

Un amour passionné au cœur est un mal
qui vous enlève toute force ;
un désir qui s'attache à vos entrailles
est un feu qui brûle sans s'éteindre.

Ô cœur, éveille-toi et quitte cette ivresse
où te plongent les tourments de la passion ;
au lieu de la calmer, mes pleurs ont renforcé
cette souffrance que je ne puis cacher.

J'ai commencé par enfouir profond ma passion
mais elle n'a cessé de croître et d'embellir
et plus je tâchais de dissimuler le sentiment,
plus il se fortifiait de mes pleurs répandus.

Alors je vis que mes larmes avaient pour effet
de montrer à tous au grand jour ma passion ;
d'elle je n'ai plus senti scrupule ni vergogne
toute honte bue, j'ai fait fi du déguisement.

J'ai bien voulu manifester la part de douleur
que mes pleurs en coulant trahissaient ;
mais j'en garde toujours secrète une autre
et celle-là, elle est plus forte et plus grave.



André Suréda (1872-1930) ; femme au voile rayé vue de profil ; étude



Il continua :

- Ah ! le siècle où je vis a multiplié pour moi des traverses dont je me serais bien passé. Au point où j'en suis, rien ne saurait m'être plus agréable que la mort : elle seule me donnera le repos après ce que j'endure, et me délivrera après tout ce que je subis.

- Allons, Dieu te suffit, et c'est Lui qui te guérira, riposta le parfumeur. Crois-tu être le seul qui éprouve de tels sentiments ? Mais non ! d'autres que toi sont passés par la même maladie !

Puis Abou'l-Hasane continua la conversation pendant une heure avec le jeune homme. Enfin il le quitta pour se rendre au marché et y ouvrir sa boutique. II ne s'y était pas plus tôt assis que la servante de Soleil-du-Jour vint le saluer. Elle était comme absente et dans toute son attitude se lisait la préoccupation de quelqu'un de chagriné. Le parfumeur lui rendit son salut :


André Suréda (1872-1930) ; Femme de Tlemcen et sa servante , 1915/1916



- Sois la bienvenue ! Que ma demeure te soit vaste et accueillante ! Alors, quelles nouvelles ? Parle, je te prie : comment va ta maîtresse ? Quant à nous, le retour n'a pas été facile ...

Il lui raconta au passage ce qui leur était arrivé. Elle soupirait à ce récit dont les péripéties l'étonnaient ; enfin elle raconta :

- Ma maîtresse aussi se trouve dans l'état le plus funeste. Mais voici : je vous laissai donc aller, avec les battements de cœur que tu imagines et l'inquiétude sur l'issue de votre affaire, doutant même qu'elle pût être favorable, puis je revins auprès de ma maîtresse. Je la trouvai dans le salon à coupole, incapable de répondre à aucune question, incapable d'articuler un seul mot. L'Émir des Croyants se tenait à son chevet, et souhaitant comprendre, il avait beau interroger, il ne pouvait obtenir la moindre information de personne et restait dans l'ignorance de ce qui avait bien pu causer chez Soleil-du-Jour cette commotion.
» Elle demeura dans cet état jusqu'au milieu de la nuit : autour d'elle étaient ses domestiques qui ne se réjouissaient qu'en partie de ce qui lui arrivait, sachant pourquoi, mais qui, voyant les effets, la plaignaient de leurs pleurs. Soleil-du-Jour néanmoins finit par reprendre connaissance et elle se leva. L'Émir des Croyants lui demanda, directement cette fois, ce qui avait provoqué son étourdissement. Elle se jeta alors à ses pieds, les baisa et dit : « Ô Émir des Croyants, que Dieu fasse de ma vie ta rançon ! Ce sont des aliments qui se sont contrariés. Leur mélange a diffusé leur effet malfaisant dans toutes les parties de mon corps, y répandant un feu ardent. Ce malaise m'a fait tomber et je ne savais plus où j'étais. » Le khalife reprit : « Qu'as-tu donc mangé dans ta journée ? » Elle lui cita quelques noms d'aliments au hasard, ce qui lui venait par la tête. Puis elle raffermit son courage et, montrant plus d'assurance, finit par reprendre des forces.
» Elle demanda un verre de boisson et, l'ayant bu, elle pria l'Émir des Croyants de reprendre le cours des réjouissances qui avaient été interrompues par la faute de son malaise. Il regagna donc sa place, non sans lui avoir enjoint de s'asseoir, elle, à l'intérieur du salon à coupole : elle n'avait ni à se ronger de souci, ni en tout cas à faire le moindre mouvement, sous aucun prétexte. Elle obéit. Alors je m'approchai d'elle. Elle se tourna immédiatement vers moi, me demandant ce que vous étiez devenus. Je lui racontai comment vous aviez quitté le palais et lui répétai les vers récités par Ali, fils de Bakkâr, qui lui firent jaillir les larmes. Une servante, Œillade-Amoureuse, la voyant ainsi, se mit à chanter ces vers :

Depuis votre départ, je le jure par ma vie,
l'existence a perdu toute saveur agréable.
Comment vous êtes maintenant que vous m'avez quittée,
voilà ce que je voudrais tant savoir !

Les larmes de sang que je verse
pour vous avoir perdus, si vous-mêmes
en versez de semblables sur ma perte,
alors il est juste que je les répande.


» Ce chant fit retomber Soleil-du-Jour dans le même malaise que la première fois. Je la secouai, lui frottai les mains et les pieds, lui jetai de l'eau de rose sur le visage ; je fis tant et si bien qu'elle reprit ses sens. Je l'avertis : « Si tu n'y prends garde, c'est aujourd'hui même que tu vas causer la perte de tous ceux qui demeurent ici chez toi. Je te supplie, sur la vie de ton bien-aimé, de ne montrer que patience et fermeté, même si tu te sens sur un gril, et comme retournée sur de la braise attisée par le vent. » Mais elle répliqua :
« Connais-tu par hasard quelque solution plus douce que la mort et qui me rende capable d'en finir avec ces épreuves ? Non, non, pour les gens de ma sorte, c'est la seule consolation. »
» Nous étions à ce point de nos propos quand une autre servante, Aurore-de-l'Exilé, se mit à chanter ces couplets :

On m'a dit: « Prends patience et tu verras :
peut-être le repos viendra-t-il alors. »
J'ai répondu : « Mais où prendre la patience,
depuis ma séparation d'avec lui ? »

Dès le premier instant de l'enlacement,
c'en était fait de la patience
et des liens qu'elle tisse entre les cœurs ;
notre pacte rendait cela inévitable.


» Soleil-du-Jour tomba de nouveau évanouie. L'Émir des Croyants s'aperçut cette fois de l'incident et accourut à la hâte. Il la considéra, inquiet, et vit comme nous que son âme semblait sur le point de la quitter. Il fit enlever la boisson et renvoya chacune dans sa chambre les servantes de la fête. Resté seul avec Soleil-du-Jour, toujours étendue dans le même état, il passa la nuit à son chevet. Elle ne reprit ses sens qu'au matin : le khalife la confia alors à des médecins qu'il avait fait mander, incapable comme il l'était de comprendre la raison de son état, et à plus forte raison de songer qu'elle fût minée par un désir ardent et par la passion amoureuse. Il attendit, pour partir, des raisons de croire à du mieux, et finit par regagner son propre palais, anxieux, l'esprit tout préoccupé de Soleil-du-Jour et de sa maladie, laissant derrière lui pour servir la malade des domestiques, des servantes, des favorites en nombre. Le lendemain, à peine le jour avait-il paru que ma maîtresse m'envoyait chez toi afin d'y prendre des nouvelles de mon maître Ali, fils de Bakkâr ...

Abou'l-Hasane écouta tout le récit de la servante, puis il lui dit :

- Tu sais tout ce qui concerne le garçon : il ne te reste qu'à porter mes salutations à ta maîtresse, en lui faisant un récit détaillé de ce que je t'ai appris. Ne crains pas d'exagérer dans les conseils de sagesse et de discrétion que tu lui donneras en lui dépeignant l'état de son bien-aimé. De mon côté, je transmettrai fidèlement au prince les paroles de ta maîtresse.

La servante remercia le parfumeur, prit congé de lui, et alla son chemin. Lui, vaqua à son commerce toute la journée, puis, après la fermeture, se rendit chez le prince persan, qu'il trouva dans le même état que lors de sa précédente visite : le malade le regardait fixement en lui souhaitant la bienvenue.


André Suréda (1872-1930) ; L'Homme à l'oeillet, 1928



- Ô mon maître, commença-t-il, si je n'ai envoyé personne à ta boutique aujourd'hui, c'est que je n'ai pas voulu t'importuner davantage, car je t'ai déjà fait porter le poids d'une affaire qui pour toute ma vie, et jusqu'à l'extrême limite de mes jours, représentera chez toi un gage par où mon sort est entre tes mains.

- Assez de phrases ! répliqua Abou'l-Hasane. Tu sais bien que s'il était permis de racheter quelqu'un avec son âme, je me serais constitué ton garant et ta rançon ; tu sais que s'il me suffisait de donner l'un de mes yeux pour ta sauvegarde, je n'hésiterais pas à me priver des deux. Donc, j'ai vu aujourd'hui la servante de Soleil du-Jour ...

Il fit à son ami le récit fidèle de son entretien avec elle.

Les nouvelles qu'il entendait ne réjouissaient pas le prince, et sa peine était d'autant plus grande qu'elles étaient aggravées par l'imagination, qui l'emmenait au-delà des proportions. Le chagrin, les plaintes et les pleurs se partageaient l'empire de son âme.

- Que faire ? murmurait-il. Comme tout cela est pénible !

Il demanda au parfumeur de passer la nuit chez lui. Abou'l-Hasane accepta, mais l'un comme l'autre, ils ne connurent que l'insomnie.


Tapis à "médaillon" de Kashan, Iran, XVIe siècle



A la pointe du jour, le parfumeur repartit pour sa boutique, où déjà l'attendait à la porte la servante de Soleil-du-Jour. Avant même d'ouvrir, il l'aborda et, après l'échange de civilités, ce fut elle qui demanda la première des nouvelles de son maître Ali, fils de Bakkâr.

- C'est sans changement, répondit Abou'l-Hasane. Et ta maîtresse ?

- Non seulement il n'y a pas d'amélioration, mais son état a empiré. Elle a écrit pour le jeune homme ce mot, qu'elle m'a confié en me recommandant de suivre tes instructions et pour lequel je dois lui apporter la réponse.

Le parfumeur, revenant sur ses pas, conduisit donc la servante chez Ali fils de Bakkâr. Il laissa d'abord la jeune fille dans le vestibule, invisible pour le prince, et se présenta seul devant lui.

- Que m'annonces-tu ? lui demanda vivement celui-ci, dès qu'il l'aperçut.

- Une bonne nouvelle, s'empressa de répondre Abou'l-Hasane. J'ai avec moi la servante de ton ami Untel, qui apporte un billet de lui, où il dit son regret de n'avoir pu te rencontrer malgré toutes ses tentatives, explique pourquoi il a mis tout ce temps à venir te voir, et te demande de lui pardonner car il est dans l'attente du résultat d'une certaine affaire délicate. Voilà. Maintenant, veux-tu bien recevoir cette fille ?

Mais tout ce discours était accompagné d'un clin d'œil d'intelligence, si bien que le prince répondit sans hésiter que oui. On fit donc entrer, et dès qu'il vit de qui il s'agissait, Ali fils de Bakkâr recouvra l'usage de ses membres, de manière à accueillir la servante avec joie. Filant l'ironie du parfumeur, il reprit à son compte l'allusion et lui demanda des nouvelles de ce bon maître, ajoutant :

- Que Dieu le guérisse et le conserve en bonne santé.


André Suréda (1872-1930) ; Rêverie, 1911



Il eut bientôt entre les mains le billet qu'il prit et porta à ses lèvres avant d'en prendre connaissance. En suite de quoi il passa la lettre, la main tremblante, au parfumeur qui put y lire ces vers, précédés de la mention du Dieu Très-Grand :

Parle à mon envoyé : il est là
pour te donner de mes nouvelles ;
il faudra bien, ne pouvant me voir,
que tu te contentes de ses paroles.

Derrière toi, tu as laissé un cœur
que trempe la rosée de la passion,
du désir et de l'amour ; tu as laissé
des yeux que rougissent les veilles.


Il faut, dans les épreuves, t'armer
de patience : il n'est personne
qui puisse avec ses seules forces
repousser les coups du destin.

Ta consolation, voici où la trouver :
tu ne cesses d'habiter mon cœur,
et même quand l'espace nous sépare,
tu es toujours présent à mes yeux.

Vois-tu comme ton corps est affaibli
et intense l'amour qu'il renferme ?
Sache qu'une passion semblable m'habite
et me laisse les mêmes traces qu'à toi.

Le billet, ensuite, portait ces mots :

« Si je t'ai écrit, ô mon maître, de ma main, si j'ai cherché des mots qui touchent et qui traduisent avec justesse ce que je ressens, si ce langage a convoqué mon cœur, ma passion, mes membres, ma seule raison pour l'avoir fait, est que j'ai l'espoir de te prodiguer les biens que j'ai reçus de toi. C'est parce que je sais qu'ils t'appartiennent, ces tourments qu'à mon corps défendant m'inflige la séparation d'avec toi, c'est parce que je sais qu'ils doivent en toute justice te revenir, que j'ai pu vaincre mes scrupules à t'écrire et que j'ai pu rédiger ce billet.
« Le témoin qui a vu en personne quelque chose se passer dispense, par son rapport, de toute investigation complémentaire. Eh bien !, pour moi, j'ai des yeux que la veille n'abandonne point, un cœur que le souci assiège sans relâche, une poitrine où l'angoisse a pris domicile, un esprit que hantent les fantômes de l'imagination, une volonté qui ne dirige que des membres mutilés et ne s'appuie que sur des idées morcelées et sans suite. Je suis comme celui qui n'aurait jamais connu la santé, mais toujours la dépression, qui n'aurait jamais ouvert ses yeux sur un beau spectacle, et n'aurait vécu que dans l'abattement. Si seulement il m'avait été donné d'être un objet oublié, indifférent à tous, indistinct par mes plaintes dans la troupe de ceux qui se plaignent, confondu par mes larmes dans celle des pleureurs !

Hélas ! la moindre pensée de vous
m'est refusée ; rien, non, rien
ne m'est offert, ni vous rencontrer
ni seulement me rapprocher de vous.

Un obstacle a été dressé entre nous,
qui nous empêche de nous revoir ;
sur vos traces pourtant mes sanglots
jamais ne cesseront de retentir.


« Puisse le Dieu Très-Haut aider à la rencontre ! Puisse-t-Il faire en sorte que tout être s'unisse à l'objet de son désir ! Puisse-t-Il me garder d'avoir un autre compagnon après toi ! Quant à toi, fais-moi la grâce et l'honneur d'une réponse, afin de me fournir aide et consolation, et munis-toi d'une belle patience qui te permette d'attendre que Dieu arrange un chemin pour la retrouvaille. Transmets le salut à Abou'l-Hasane. »




Le parfumeur lisait de ces phrases, capables d'emplir de désirs un cœur sec ; quel n'était pas leur effet sur un cœur plein d'amour ! Elles auraient pu, en tout cas, ancrer un homme flottant, incertain entre des dispositions contraires, et lui apporter une fois pour toutes la fermeté dans son choix. Aussi, peu s'en fallut-il qu'Abou'l-Hasane n'allât les publier, manquant à une discrétion à laquelle le retint heureusement une pudeur envers le prince qui le fit garder pour lui le secret. Il se contenta de déclarer :

- L'auteur de ce billet a montré, ma foi, une grande maîtrise dans le choix des termes, dans l'expression des sentiments, dans la qualité de l'émotion où il met son destinataire, dans la tendresse enfin. Ce mot demande une prompte réponse, et de la même encre.

Le jeune homme murmura :

- Où ma main prendra-t-elle la force d'écrire ? Quelles tournures mes pleurs et mes gémissements choisiront-ils pour être leurs interprètes ? Ah ! décidément, ce billet ajoute une autre faiblesse à la mienne, et me fait mourir une deuxième fois.

S'asseyant devant une feuille vierge, il demanda à Abou'l-Hasane :

- Déploie, je te prie, ce billet devant moi.

Il resta longuement pensif devant le papier blanc, qu'il noircit pendant un bon moment, au bout duquel il pleura pendant une autre heure, et fit ainsi, phrase après phrase, jusqu'à ce qu'il estimât avoir tout dit de ce qu'il voulait faire savoir à sa bien-aimée. Enfin, il remit la missive à Abou'l-Hasane en lui recommandant de la lire attentivement avant de la donner à la servante. Le parfumeur la lut en effet. Voici ce qu'elle contenait :


Cliché Natalia Crespi, revu par M. Ogre ...



AU NOM DE DIEU, LE CLÉMENT, LE MAÎTRE DE MISÉRICORDE !

De la lune m'est tombé
un billet d'amour
et, charme pour les yeux,
il a fait offrande de sa lumière.

Beau à contempler,
il redouble de beauté
quand on en lit les mots,
qui sont autant de fleurs.

Il a rendu moins vives
quelques-unes de mes peines
et allégé le poids
de mon fardeau de souffrances.

Ô mon maître, tiens prêt l'éloge funèbre
d'un homme dont le cœur a fait halte
entre l'étape de l'attendrissement
et celle de la méfiance.

Je veux que tu saches pleinement
que mon amour déborde les limites
et que le voile qui le protège
ne masque pas cet intense désir.

Ce cœur, ces yeux sont éprouvés
par le feu de la passion ;
les uns pleurent sans répit,
l'autre brûle au long de mes veilles.

On ne peut voir ni mes larmes cesser,
ni le foyer où mon cœur se consume
s'apaiser un instant, renonçant
à jeter à la ronde ses étincelles.

Je vous jure sur l'amour de vous,
sur cette demande qui vous presse,
je vous jure que je n'embellis rien,
et ne dis que la pure vérité.

Depuis que je ne vous vois plus,
nul être humain n'a été désiré
en compensation de votre perte
par cette âme qui a tout perdu.

« Avec ta lettre, ô dame mienne, est arrivé en présent le repos pour une âme épuisée par l'amour et le désir ardent ; ta lettre a fait descendre la guérison sur un cœur sanglant que la maladie et l'infortune ont ulcéré. Elle a fait jaillir, après un long silence, les pensées les plus claires, comme se montre un riant jardin après la retraite austère où l'on a médité son choix : elle a accompagné son lecteur réjoui de bosquet en massif verdoyant. Quand j'ai saisi son contenu, quand j'ai déchiffré les termes employés et réfléchi sur leur signification profonde, alors ma joie a été à la mesure de l'examen attentif que j'en avais fait.
« Mais, hélas, la seconde lecture m'a repris tout ce que la première m'avait donné, me privant de tout ce qu'elle avait d'abord exprimé, avec ce style inimitable, de souffrance induite par la séparation, de cette souffrance déroulée en mille figures de langage. Le coup a restauré la maladie en maîtresse, amplifiant la passion, me jetant aux fourches de l'amour, brisant en cent éclats ma patience, multipliant la légion de mes assaillants conduits par le désir.

J'ai quitté les miens : comme il a duré,
l'exil qui m'éloigne de ma patrie !
Et comme je voudrais savoir
si je mourrai en étranger !

Étranger, pauvre, mendiant,
voilà où j'en suis aujourd'hui ;
Seigneur mien, montre-toi l'asile
de tous ceux qui vivent au loin.

Mes yeux ont devant eux ton simulacre,
mes lèvres profèrent ton souvenir,
et mon cœur au profond a enfoui
l'amour de toi : tu ne peux disparaître !

Nos deux corps, il est vrai
connaissent la distance :
mais les cœurs savent-ils

ce qu'est l'éloignement ?

Laissons parler les envieux :
plus ils parlent, plus notre amour
est certifié, et plus il se montre
à qui souhaite en parler.

Je ne connais pour seul regret
que cette fuite du temps où la vie
se déroule tandis que nous échappe
notre part de rencontres.

Puisse Dieu faire gonfler les nuées
au-dessus des arpents de l'absent
que sa terre reçoive l'eau fertilisante !
Puisse-t-Il ramener chez lui tout exilé !

Ô cœur, résiste à la désolation,
arme-toi de patience : ne sais-tu pas
que l'Envoyé de Dieu n'est pas mort
dans la ville qui l'avait vu naître ?

Mais le cœur se resserre, l'esprit
embrasse mille imaginations, les yeux
ne connaissent point de repos et le corps
recru de fatigue n'en peut plus.

La patience s'en est allée
et l'exil dure encore ;
la poitrine est oppressée,
et l'esprit n'est plus, de force arraché.

Sachez tout de moi : une plainte
accompagne chaque état que je vis
et l'échec vient sanctionner
tout ce que j'entreprends.

« Ma querelle ne vient point de l'injustice que je ressens à être ainsi la proie des épreuves qui me brûlent : si je me plains, c'est parce que mon désir d'aimer ne trouve pas pour se déployer un esprit libre, mais une âme entravée. Ce cœur est exilé, et ne connaîtra que la ruine jusqu'à ce que Dieu veuille bien apaiser sa soif et le mener ainsi sur le chemin clair de la guérison. C'est avec cet espoir que je te présente mon salut. »


Céramique d'Iznik, Turquie, XVIe siècle



La lettre bouleversa Abou'l-Hasane et toucha son âme aux points les plus sensibles : les mots exprimaient une telle souffrance qu'il ne put s'empêcher de verser des larmes et qu'il eut de la peine à contenir des pleurs plus abondants. Mais son cœur était si attendri qu'il ne lui imposa le calme qu'au prix de nouveaux pleurs qu'il répandit comme un exutoire à une trop forte émotion. Il remit alors la lettre à la servante et lorsque celle-ci l'eut entre ses mains, Ali fils de Bakkâr lui dit d'approcher :

- Porte à cet « ami » mon salut, lui demanda-t-il. Fais-lui connaître ma misère et mon mal. Dis-lui que l'amour que je ressens est mêlé au plus intime de ma chair et de mes os. Qu'il sache que je ne suis plus qu'un pauvre hère que le siècle s'est acharné à faire ployer sous les malheurs. Et demande-lui si quelqu'un se penchera sur le sort de ce malheureux, l'aidant de quelque nourriture capable de le maintenir en vie.

Ces mots s'accompagnèrent d'un flot de larmes, qui fit à leur tour pleurer Abou'l-Hasane et la servante. Quand celle-ci prit congé, elle était encore secouée de sanglots ; le parfumeur l'accompagna sur une partie de son parcours, puis leurs chemins se séparant, il lui dit adieu et regagna sa boutique.

Les Mille et Une Nuits ; L'amour interdit ; Texte établi sur les manuscrits originaux par René R. Khawam


Pierre Poisson (1876-1963) ; Danseuse algéroise


(À suivre ...)

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