Cliché Keiko Guest ; Penchee
S'ABÎMER. Bouffée d'anéantissement qui vient au sujet amoureux, par désespoir ou par comblement.
Cliché Keiko Guest ; Peri
1. Soit blessure, soit bonheur, il me prend parfois l'envie de m'abîmer.
Ce matin (à la campagne), il fait gris et doux. Je souffre (de je ne sais quel incident). Une idée de suicide se présente, pure de tout ressentiment (aucun chantage à personne) ; c'est une idée fade ; elle ne rompt rien (elle ne « casse » rien), s'accorde à la couleur (au silence, à l'abandon) de cette matinée.
Cliché Keiko Guest ; Nouveau
Un autre jour, sous la pluie, nous attendons le bateau au bord d'un lac ; de bonheur, cette fois-ci, la même bouffée d'anéantissement me vient. Ainsi, parfois, le malheur ou la joie tombent sur moi, sans qu'il s'ensuive aucun tumulte : plus aucun pathos : je suis dissous, non dépiécé ; je tombe, je coule, je fonds. Cette pensée frôlée, tentée, tâtée (comme on tâte l'eau du pied) peut revenir. Elle n'a rien de solennel.
Ceci est très exactement la douceur.
Cliché Keiko Guest ; Circe
2. La bouffée d'abîme peut venir d'une blessure, mais aussi d'une fusion : nous mourons ensemble de nous aimer : mort ouverte, par dilution dans l'éther, mort close du tombeau commun.
L'abîme est un moment d'hypnose. Une suggestion agit, qui me commande de m'évanouir sans me tuer. De là, peut-être, la douceur de l'abîme : je n'y ai aucune responsabilité, l'acte (de mourir) ne m'incombe pas : je me confie, je me transfère (à qui ? à Dieu, à la Nature, à tout, sauf à l'autre).
Cliché Keiko Guest ; Hélice
3. Lorsque ainsi il m'arrive de m'abîmer, c'est qu'il n'y a plus de place pour moi nulle part, même pas dans la mort. L'image de l'autre - à quoi je collais, de quoi je vivais - n'est plus ; tantôt c'est une catastrophe (futile) qui semble l'éloigner à jamais, tantôt c'est un bonheur excessif qui me la fait rejoindre ; de toute manière, séparé ou dissous, je ne suis recueilli nulle part ; en face, ni moi, ni toi, ni mort, plus rien à qui parler.
(Bizarrement, c'est dans l'acte extrême de l'Imaginaire amoureux - s'anéantir pour avoir été chassé de l'image ou s'y être confondu - que s'accomplit une chute de cet Imaginaire : le temps bref d'un vacillement, je perds ma structure d'amoureux : c'est un deuil factice, sans travail : quelque chose comme un non-lieu.)
Cliché Keiko Guest ; Battenburg
4. Amoureux de la mort ? C'est trop dire d'une moitié ; half in love with easeful death (Keats) : la mort libérée du mourir. J'ai alors ce fantasme : une hémorragie douce qui ne coulerait d'aucun point de mon corps, une consomption presque immédiate, calculée pour que j'aie le temps de désouffrir sans avoir encore disparu. Je m'installe fugitivement dans une pensée fausse de la mort (fausse comme une clef faussée) : je pense la mort à côté : je la pense selon une logique impensée, je dérive hors du couple fatal qui lie la mort et la vie en les opposant.
Cliché Keiko Guest ; Atlas
5. L'abîme n'est-il qu'un anéantissement opportun ? Il ne me serait pas difficile de lire en lui non un repos, mais une émotion. Je masque mon deuil sous une fuite ; je me dilue, je m'évanouis pour échapper à cette compacité, à cet engorgement, qui fait de moi un sujet responsable : je sors : c'est l'extase.
Cliché Keiko Guest ; Spree
Rue du Cherche-Midi, après une soirée difficile, X... m'expliquait très bien, d'une voix précise, aux phrases formées, éloignées de tout indicible, qu'il souhaitait parfois s'évanouir ; il regrettait de ne pouvoir jamais disparaître à volonté.
Ses paroles disaient qu'il entendait alors succomber à sa faiblesse, ne pas résister aux blessures que lui fait le monde ; mais, en même temps, il substituait à cette force défaillante une autre force, une autre affirmation : j'assume envers et contre tout un déni de courage, donc un déni de morale : c'est ce que disait la voix de X...
Roland Barthes (1915-1980) ; Fragments d'un discours amoureux, 1977
Cliché Keiko Guest ; Genesis I
Cliché Keiko Guest ; Genesis II
Cliché Keiko Guest ; Genesis III
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