Hugo Pratt ; Rimbaud sur sa civière, 1990
cliché Éric Lafforgue
cliché Éric Lafforgue
Chapitre 10
[...] Nous ne pouvons savoir ! - Nous sommes accablés
D'un manteau d'ignorance et d'étroites chimères !
Singes d'hommes tombés de la vulve des mères,
Notre pâle raison nous cache l'infini !
Nous voulons regarder : - le Doute nous punit !
Le doute, morne oiseau, nous frappe de son aile ...
Et l'horizon s'enfuit d'une fuite éternelle ! ...
Arthur Rimbaud (1854-1891) ; Credo in unam ..., 29 avril 1870
[Notes prises par Rimbaud pendant son retour de Harar à la côte
Mardi 7-vendredi 17 avril 1891]
(1) mardi 7 avril
Départ du Harar à 6 h du matin - Arrivée à Degadallal à 9 ½ du matin - marecage à Egou - Haut Egou 12 h - Egou à Ballaoua Fort 3 h - Descente d'Egou à Ballaoua très pénible pour les porteurs qui s'écrasent à chaque caillou, et pour moi qui manque de chavirer à chaque minute. La civière est déjà moitié disloquée, et les gens complètement rendus - J'essaie de monter à mulet la jambe malade attachée au cou - je suis obligé de descendre au bout de quelq[ues] minutes et de me remettre en civière qui était déjà restée un kilomètre en arrière. Nuit passée sous la tente à Balilo.
Arrivée à Ballaoua. Il pleut - vent furieux toute la nuit - (2) mercredi 8 - Attaché la guerache pour [illisible] et parti en [illisible] avec tout le corps - Levé de Ballaoua à 6 ½ entrée à Geldessey à 10 ½ - Les porteurs se mettent au courant, et il n'y a plus à souff [sic] qu'à la descente de Ballaoua – Orage à 4 heures à Geldessey - La nuit rosée très abondante et froid. `
(3) Jeudi 9 Parti à 7 h matin arrivée à Grasley à 9 ½ . Reste à attendre l'abban et les chameaux en arrière - Déjeûné. Levé à 1 h - arrivée à Boussa à 5 ½ - Impossible passer la rivière. Campé avec Mr Donald, - sa femme et 2 enfants.
(4)
Vendredi 10 Pluie Impossible de se lever avant 11 heures. Les chameaux refusent de charger. La civière part quand même, et arrive à Wordji par la pluie, à 2 h - Toute la soirée et toute la nuit n[ou]s attendons les chameaux, qui ne viennent pas. Il pleut 16 heures de suite et n[ou]s n'avons ni vivre ni tente. Je passe ce temps sous une peau abyssine.
(5)
le samedi 11, à 6 h. j'envoie 8 hommes à la recherche des chameaux et reste avec le reste à attendre à Wordji. Les ch[ameau]x arrivent à 4 h. après-midi, et n[ou]s mangeons après trente heures de jeûne complet, dont 16 heures de découvert à la pluie.
(6)
Dimanche 12 Parti de Wordji à 6 h, passé à Cottoa à 8 ½ . Nous faison[s] à la rivière de Dalaimalei 10 h 40 - relevés à 2 h campé à Dalaymaley [sic] à 4 ½ . - [illisible] glacial. Les chameaux n'arrivent qu'à 6 h soir.
(7)
Lundi 13 - Levés à 5 ½ arrivés à Biokaboba à 9 h campé.
(8)
mardi 14
Levés à 5 ½. Les porteurs marchent très mal
à 9 ½, halte à Arrouina. On me jette par terre à l'arrivée. J'impose th[alaris] 4 d'amendes.
Mouned-Souyn th. 1
Mouned-Souyn th. 1
Abdullahi th. 1
Abdullah th. 1
Baker th. 1
Mercredi 15 (9)
levés à 6 h arrivée à Lasmaha à 10 h relevés à 2 ½ arrivés à Kombavoren à 6 ½ .
Jeudi 16 (10)
levé 5 1/2. levé 5 ½ . Dépassé Ensa. Halte à Doudouhassa à 9 h. Trouvé là 10 ½ dans 1 R. - Levé 2h. Dadap 6 ¼ trouvé 5 ½ ch[ameau]x 22 das - 11 peaux : Adaouah -
Vendredi 17 (11)
levé Dadap 9 ½ arrivée à Warambot à 4 ½.
Plan d'une civière déssiné par Rimbaud en mars 1891
Fac-similé des notes prises par Rimbaud, lors de son transport de Harar à la côte ...
Aden le 30 avril 1891
Ma chère maman
J'ai bien reçu vos deux bas et votre lettre, et je les ai reçus dans de tristes circonstances. Voyant toujours augmenter l'enflure de mon genou droit et la douleur dans l'articulation sans trouver aucun remède ni aucun avis puisqu'au Harar nous sommes au milieu des nègres et qu'il n'y a point là d'Européens, je me décidai à descendre. Il fallait abandonner les affaires, ce qui n'était pas très facile, car j'avais de l'argent dispersé de tous les côtés, mais enfin je réussis à liquider à peu près totalement. Depuis déjà une vingtaine de jours, j'étais couché au Harar, et dans l'impossibilité de faire un seul mouvement, souffrant des douleurs atroces, et ne dormant jamais. Je louai seize nègres porteurs à raison de 15 thalaris l'un de Harar à Zeilah, je fis fabriquer une civière recouverte d'une toile, et c'est là-dessus que je viens de faire, en 12 jours, les 300 kilomètres de désert qui séparent les monts du Harar du port de Zeilah. Inutile de vous dire quelles horribles souffrances j'ai subies en route, je n'ai jamais pu faire un pas hors de ma civière, mon genou gonflait à vue d'œil et la douleur augmentait continuellement.
Arrivé ici, je suis entré à l'hôpital Européen, il y a une seule chambre pour les malades payants, je l'occupe. Le docteur anglais, dès que je lui ai montré mon genou, a crié que c'est une synovite, arrivée à un point très dangereux par suite du manque de soins et des fatigues. Il parlait tout de suite de couper la jambe. Ensuite il a décidé d'attendre q[uel]ques jours pour voir si le gonflement diminuerait un peu après les soins médicaux. Il y a six jours de cela, mais aucune amélioration, sinon que, comme je suis au repos, la douleur a beaucoup diminué. Vous savez que la synovite est une maladie des liquides de l'articulation du genou, cela peut provenir d'hérédité, ou d'accidents, ou de bien des causes. Pour moi cela a été certainement causé par les fatigues des marches à pied et à cheval au Harar. Enfin à l'état où je suis arrivé, il ne faut pas espérer que je guérisse avant au moins trois mois, sous les circonstances les plus favorables. Et je suis étendu, la jambe bandée, liée, reliée, enchaînée, de façon à ne pouvoir la mouvoir. Je suis devenu un squelette, je fais peur. Mon dos est tout écorché du lit, je ne dors pas une minute. Et ici la chaleur est devenue très forte. La nourriture de l'hôpital, que je paie pourtant assez cher, est très mauvaise. Je ne sais quoi faire. D'un autre côté, je n'ai pas encore terminé mes comptes avec mon associé, Mr Tian. Cela ne finira pas avant la huitaine. Je sortirai de cette affaire avec 35 mille francs environ. J'aurais eu plus, mais à cause de mon malheureux départ, je perds q[uel]ques milliers de francs. J'ai envie de me faire porter à un vapeur et de venir me traiter en France, le voyage me ferait encore passer le temps. Et en France les soins médicaux et les remèdes sont bon marché, et l'air est bon. Il est donc fort probable que je vais venir. Les vapeurs pour [la] France à présent sont malheureusement toujours combles, parce que tout le monde rentre des colonies à ce temps de l'année. Et je suis un pauvre infirme qu'il faut transporter très doucement, enfin, je vais prendre mon parti dans la huitaine. Ne vous effrayez pas de tout cela cependant. De meilleurs jours viendront. Mais c'est une triste récompense de tant de travail, de privations et de peines ! Hélas que notre vie est misérable.
Je vous salue de cœur
Rimbaud
PS. Quant aux bas, ils sont inutiles, je les revendrai quelque part.
Harar ; cliché Éric Lafforgue
Jeune pasteur Dankali ; cliché Éric Lafforgue
Jeune fille Dankali, à la fête de l'Aïd el Kebir ; cliché Éric Lafforgue
3 commentaires:
Magnifique
Tout à fait. Les autres aussi. Vous avez tout mon amour, l'Ogre. Je continue à dévorer...
... Je vous remercie grandement et reconnais être sensible à ces témoignages s'agissant de l'un de mes thèmes favoris pour ne pas parler d'une passion ...
Bientôt la suite ... Peut-être moins "éxotique" ...
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